Elle déambulait, le sourire aux lèvres, au milieu des tenues en satin blanc et des sous-vêtements en dentelle. Ses yeux grands et bleus, qui pouvaient pétiller d’innocence comme de mépris, brillaient pour l’heure d’un émerveillement sans nom. Quinn s’arrêta instinctivement sur une spectaculaire robe écrue qui semblait destinée tant à impressionner qu’à séduire, et laissa ses doigts vernis s’y promener. À cet instant précis, elle brûlait d’envie de l’enfiler et de faire tournoyer son corps merveilleusement délié au centre de la boutique.
« Tu te rends compte ? » demandait-elle en pivotant gracieusement vers sa cadette. Quinn Wellington était une jeune femme avec de la classe et de très bonne famille. Une créature que la presse de l’Eden adorait et reconnaissait comme promise à un grand avenir. Elle se montrait courtoise et cultivée, et détenait pour beaucoup le titre de la femme parfaite.
« Quoi donc ? » répliquait Eva, l’air évasive. Sa cadette était de loin la personne la plus belle, la plus indisciplinée et la plus exigeante qu’elle ait jamais connue. Ses cheveux bruns étaient relevés en un chignon soigné et dégageaient son port de tête aux traits fins et délicats. Postée un peu plus loin, elle admirait un voile en tulle et son visage était beau et lisse, comme toujours.
« Je vais me marier… » déclarait-elle pensive. Quinn avait toujours su qu’elle tenait de sa mère, ou du moins, en avait le caractère. Elles étaient toutes deux ambitieuses et romantiques, tandis qu’Eva et son père étaient froids et terre à terre. L’espace d’un instant, la jeune femme crut voir un soupçon d’inquiétude altérer le visage de sa sœur, mais celle-ci reprit très vite son expression calme et posée.
« N’est-ce pas une bonne chose ? » Elle était maintenant tout à fait attentive. Les pensées de Quinn vagabondaient de Daniel à sa cadette, se fixaient sur son fiancé pour revenir sur Eva, et ainsi de suite. Elle jouait avec le bracelet en or gravé dont il lui avait fait cadeau le jour de son anniversaire, révélant toute l’étendue de sa nervosité. Rien ne lui semblait réel à cette heure. Pas même elle-même. C’est pourquoi la silhouette de Daniel Da Russo se profilant au seuil de la boutique lui parut particulièrement irréelle. Elle leva ses prunelles azurées vers les lèvres du trentenaire, puis vers ce regard pénétrant qu’elle aimait tant.
« Arrête donc de t’inquiéter ma puce. Tu feras une superbe mariée, tu le sais. » la rassurait-il, un large sourire étirant ses traits. Le cœur battant, elle poussa un soupir à peine audible. Les effluves du parfum de Daniel la décontractaient un peu. Il lui adressa un clin d’œil avant de se pencher plus près d’elle pour l’enlacer. Durant quelques secondes, elle sentit son souffle chaud au creux de son oreille. Puis il approcha son visage du sien et effleura ses lèvres. Elle eut un choc. Le contact de sa bouche l’avait électrisée, comme à chaque fois. Il la fixait intensément dans les yeux, de son regard vif et malin, réprimant un sourire. Il se pencha davantage permettant à la belle de presser ses lèvres de carmin contre les siennes.
C’est exactement ça, pensa-t-elle. C’était exactement ça : la sensation qu’elle avait toujours recherchée. Elle vous traversait le corps jusqu’aux orteils et les faisait frétiller, juste un peu.
« Tu ne devrais pas être là Daniel. On ne t’a jamais dit que ça portait malheur de voir la robe de mariée avant le jour J ? » Le trentenaire éloigna son visage et se redressa, lentement.
« Bonjour Eva. » se contentait-il de répondre, le regard empli de reproches.
(...)
Elle sentit alors le sol s’effondrer sous ses pieds. Elle eut la nausée et un vertige la saisit, comme si elle regardait le vide du haut d’une montagne. Tout en s’efforçant de rester debout, elle ne put s’empêcher d’imaginer Daniel à genoux, amoureux et plein d’espoir, auréolé des effluves du parfum qu’elle aimait tant flottant dans l’air du soir. Mais présentement tout était réel, trop réel. Elle ressentit un pincement au cœur ; une sensation si douloureuse que sa cage thoracique se compressa. Sa gorge se noua et elle éclata en sanglots, ses larmes chaudes et salées traçant d’interminables sillons noirs le long de ses joues. Sa tristesse grandissait à mesure que son teint de porcelaine se ternissait, et sa poitrine montait et descendait prestement, au rythme de son souffle ponctué d’irrémédiables saccades. [...] Quelques heures plus tard, elle n’avait pas bougé d’un pouce quand elle entendit doucement toquer à la porte. Le visage d’Eva, avec son teint de lys, apparut dans l’entrebâillement de la porte. Ses yeux étaient aussi largement ouverts et absents que lorsqu’elle l’avait vue la dernière fois, dans les bras de son fiancé. Les deux sœurs ne s’étaient pas parlé depuis, mais ce n’était pas une surprise : Quinn ne désirait plus jamais entendre parler d’Eva, celle qui lui semblait désormais n’être plus qu’une étrangère.
« Quinn… » tentait-elle avec prudence. Depuis quelques temps, en effet, la belle subissait les trahisons de sa cadette, laquelle avait eu une attitude de plus en plus digne et distante. Le sentiment de proximité qui les avait liées un jour avait cédé la place à un ressentiment voilé. Être interrompue dans l’expression de sa souffrance, qui était pour elle un moment sacré, lui paraissait un affront léger au milieu d’une foule d’autres offenses plus graves.
« Qu’est-ce que tu veux, Eva ? demandait-elle sur un ton glacial. Elle glissa un regard vers le centre de la pièce, l’invitant, contrainte, à y pénétrer. Car ce qui était important pour sa sœur ces derniers jours n’avait aucun intérêt pour elle. Et de toute façon, ses pensées étaient déjà retournées à Daniel : pensait-il encore à elle ? Elle s’imagina poser sa tête contre son torse et sentir son souffle chaud contre sa chevelure. Plongée dans ses pénibles rêveries, elle n’écoutait plus sa sœur que d’une oreille.
« J’ai quelque chose d’important à te dire. » énonça Eva d’une voix timide. La jeune femme fronça les sourcils et étouffa un rire. Elle était sur le point de lui demander de répéter – elle avait sans doute mal entendu – quand la dernière des Wellington lui prit la main.
« Quelque chose d’important ? Comme le fait que tu couches avec mon fiancé ? C’est cela, Eva ? Où est-ce autre chose ? Qu’as-tu bien pu trouver pour me pourrir la vie cette fois-ci ? » Le visage de sa sœur s’assombrit, et ses yeux s’arrondirent sous le choc. Elle porta instinctivement sa main à la poitrine, laissant retomber celle de Quinn. Un sentiment de colère monta en elle et elle s’apprêtait à le retourner contre l’homme qui avait un jour été le fiancé de son aînée. Elle aurait pu répliquer que Daniel n’était qu’un imposteur, un homme qui, à peine sa proposition de mariage formulée s’était détourné. Mais elle n’en fit rien. Avec tous les romans qu’elle lisait, Eva aurait dû savoir que les plus beaux visages cachent souvent les pires traîtres. Elle avait mal interprété – erreur classique des jeunes filles – ce moment sublime où l'héritier Da Russo s’était soit disant amoureusement tourné vers elle, petite dernière des Wellington. Mais elle allait garder ce terrible sentiment pour elle-même. Il avait gagné : il l’avait brisée. Il lui avait retiré la prunelle de ses yeux, celle qui avait toujours été un modèle, une mère de substitution, sa sœur, Quinn.
« Daniel est parti. Il m’a quittée. Il… » Elle se tue, comme si elle ne trouvait rien d’autre à dire à son sujet. Elle se mordit la lèvre et Quinn crut voir des larmes briller dans ses yeux. Consternant ! Comment Eva osait-elle encore se confier après tout cela ? Une ambiance morne et étrange régnait à présent dans le palace de verre.
« Quoiqu’il en soit, sache que je suis désolée. Affreusement désolée Quinn, si tu savais… » La dernière des Wellington cherchait désespérément un moyen de démontrer à sa sœur à quel point les remords la dévoraient, mais elle avait beau essayer, rien ne semblait atteindre la jolie blonde. Elle faisait semblant d’écouter, le cœur en miettes et l’âme en peine. Elle ne pouvait détacher son esprit de son chagrin, incapable de lui expliquer le sentiment d’injustice qu’elle éprouvait et le besoin à la fois nouveau et irrépressible qu’elle avait de changer de vie.
« Pauvre Eva, pauvre petite Eva. C’est une chose à laquelle tu aurais dû réfléchir avant d’aller le rejoindre dans ses draps, avant de me mentir, encore et encore, avant de… » Elle soupira avec tristesse et lassitude, les mots lui manquaient. Les prunelles éteintes de sa cadette la contemplaient. L’idée de lui faire du mal la hantait et lui était si intolérable qu’elle la chassait continuellement de son esprit. Elle hésita, puis pris une grande inspiration pour se donner du courage.
« Tu ne me pardonneras dont jamais ? » La jolie brune sentait sa voix s’étrangler et ses yeux s’embuer. À cet instant ils étaient sombres, soulignés de maquillage et brillaient d’une sensibilité peu commune. Ce n’était pas la première fois qu’Eva fondait en larmes devant l’attitude impénétrable de Quinn, mais c’était bien la première fois que ça la terrifiait. Elle essayait, en vain, d’attirer l’attention de son aînée qui s’appliquait habilement à tout regarder autour d’elle, sauf sa cadette.
« Sors d’ici. » répondait-elle seulement avant de disparaître dans le long corridor aux mille et une dorures. Alors Eva observa Quinn une dernière fois pour imprimer son souvenir dans sa mémoire ; car peut-être ne la reverrait-elle plus jamais.